Denis Delbecq, Le Temps, April 14, 2012.
Le mathématicien Stephen Wolfram a sauvegardé une mine de données sur son existence et vient de les éplucher pour leur donner du sens
Il y a ceux qui griffonnent quelques notes le soir sur leur journal intime. Stephen Wolfram, lui, a préféré faire confiance à ses machines. Le génial mathématicien britannique, créateur de Mathematica – la star des logiciels de calcul –, a mis en ligne, sur son blog, la synthèse d’une vingtaine d’années de données personnelles*. Une plongée statistique dans sa vie quotidienne. Courriels, rendez-vous, appels téléphoniques: rien ne lui échappe, pas même le nombre de frappes sur son clavier. Depuis peu, il porte même un podomètre électronique qui compte chacun de ses pas!
A 52 ans, Stephen Wolfram est un personnage atypique. A la tête de l’entreprise de 700 personnes forgée autour du succès de Mathematica, il travaille à domicile depuis plus de 20 ans. Né en Grande-Bretagne, il avait marqué les prestigieuses écoles de sa jeunesse, et pour cause: il a signé son premier article scientifique à l’âge de 15 ans. Arrivé aux Etats-Unis à 18, il a décroché un doctorat de physique des particules deux ans plus tard!
Passionné des langages symboliques qui permettent de décrire les problèmes mathématiques, il fonde en 1987 Wolfram Research, pour commercialiser la première version de Mathematica. Quatre ans plus tard, il commence à enregistrer tous ses faits et gestes. «Ce n’était pas conscient au départ, confie-t-il au Temps. A un moment donné, j’avais perdu des données précieuses, alors j’ai décidé d’archiver tout ce qui était possible.» Très vite, il se prend au jeu. «J’étais content de voir quand j’avais fait plus de choses que la veille.» Début 2012, le mathématicien décide d’explorer cette masse de données, une manière de tester les capacités de la nouvelle version du site Wolfram Alpha, une base de calcul et de connaissances lancée il y a trois ans (lire ci-contre). «Je voulais voir ce que je pourrais apprendre sur moi-même, justifie-t-il. Je n’ai rien découvert d’essentiel, mais j’ai compris beaucoup de petites choses sur ma manière de travailler. Par exemple, c’est vers minuit que je suis le plus actif. Et je me découvre une ponctualité, une régularité auxquelles je ne m’attendais pas.»
De même, il avoue avoir fouillé le contenu des plus de 300 000 e-mails archivés: «Je découvre par exemple les personnes sur lesquelles je me suis le plus appuyé au fil du temps.» Au gré des graphiques, on remarque que sa journée démarre vers 11h pour s’achever à 2h30; il passe 5 à 6h au téléphone et ne cesse presque jamais de taper sur son clavier. Même sa longue promenade quotidienne est mise à profit, grâce à un équipement maison qui lui permet de travailler avec son ordinateur, tout en enregistrant chacun de ses pas. Dans le résumé statistique de ses e-mails, on découvre que, pendant une période de 2009, il envoyait des messages la nuit. Il en rit: «C’est à cause du décalage horaire! A l’époque, j’ai fait un voyage d’un mois en Europe, la seule fois que j’ai fait un long séjour à l’étranger.»
Stephen Wolfram avoue qu’il est allé beaucoup plus loin: «J’ai des données sur l’heure précise de mon réveil, mon poids ou le temps passé à l’exercice physique et beaucoup d’autres choses, mais je les garde pour moi. Il y a un vrai bénéfice pour l’individu à stocker ses données per sonnelles, mais beaucoup n’ont pas vocation à être publiées.» Le mathématicien annonce qu’il va développer de nouveaux outils pour permettre aux utilisateurs de Wolfram Alpha de se plonger à leur tour dans leurs données. «J’ai eu énormément de réactions. Certains s’interrogent sur cette obsession. Mais il y a surtout des gens qui voudraient faire la même chose», se réjouit-il…
Beaucoup d’entre nous archivent en effet de gigantesques quantités d’informations, notamment la correspondance électronique. Des données le plus souvent éparpillées, et dont on ne sait pas trop quoi faire, faute d’outils adaptés à cette fouille – les Anglo-Saxons parlent de «data mining». Les majors d’Internet l’ont déjà bien compris, qui recoupent les informations publiées sur Facebook ou Twitter, ou les e-mails qu’on adresse depuis un compte Gmail de Google, pour en tirer des stratégies marketing et cibler les réclames. Des sociologues ont déjà en- trepris d’en tirer des informations sur les modes de vie en ligne. A en croire Stephen Wolfram, les particuliers pourront bientôt se livrer eux aussi à une introspection de leur vie numérique. Il n’en dira pas plus: après pile une heure d’entretien, le mathématicien met brutalement fin à la discussion; un autre rendez-vous l’attend dans son agenda planifié à la baguette. Le lendemain matin, une de ses collaboratrices nous adresse un e-mail, accompagné d’un fichier sonore. En obsédé de la collecte de ses données, Stephen Wolfram n’a pas oublié d’enregistrer l’interview…
* https://blog.stephenwolfram.com/2012/03/the-personal-analytics-of-my-life